À quoi bon avoir un quotient intellectuel (QI) élevé si nous ne savons pas lire et contrôler nos propres émotions, si nous ne développons aucune empathie et si nous n’arrivons pas à tisser des relations pérennes avec les autres… L’intelligence émotionnelle est justement la clé manquante pour atteindre l’harmonie sociale et faire fonctionner l’intellect correctement. Mais si l’intelligence émotionnelle (IE) a toujours fait partie de l’histoire de la psychologie, elle n’a été, en revanche, popularisée que tardivement. Décryptage.
L’intelligence émotionnelle : Kézako ?
De prime abord, définir l’intelligence émotionnelle n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Et pour cause, les deux notions que recouvrent les mots « intelligence » et « émotion » ont pour habitude d’être systématiquement opposées. En effet, l’intelligence, telle que nous la définissons communément, admet des capacités cognitives — soit la capacité à raisonner, à analyser, à résoudre des problèmes, à mémoriser, etc. Tandis qu’une émotion exclut tout comportement dit rationnel ; c’est avant tout une réaction physique et psychologique qui se crée face à une situation donnée. Elle se manifeste au départ en nous, puis génère la plupart du temps une réaction externe.
De surcroît, notez que la capacité à raisonner d’un individu est fortement altérée, du moins durant les premières minutes, lorsque ce dernier vit des émotions fortes, ou un état émotionnel que l’on qualifierait d’« anormal ». En effet, certaines personnes relatent souvent des expériences de vie difficiles où ils ont été durant un temps indéterminé complètement paralysées par la peur, les empêchant ainsi de raisonner et d’agir. C’est pourquoi ces deux termes, qui semblent antinomiques au départ, ont eu bien du mal à s’imposer dans nos sociétés.
Ce concept a commencé à émerger dans les années 80. Néanmoins, l’idée selon laquelle l’intelligence n’est pas nécessairement le fruit de capacités cognitives remonte bien avant… En effet, trois auteurs se sont particulièrement distingués sur ce sujet, dont David Wechsler, un psychologue américain (1896-1981), qui estimait l’intelligence non comme une capacité unique, mais comme un agrégat de plusieurs traits humains, mesurables séparément. D’ailleurs, pour cet auteur, aucun test d’intelligence ne pouvait être efficient sans prendre en compte les aspects émotionnels. Howard Gardner, quant à lui (un psychologue du développement), développa la théorie des intelligences multiples : l’intelligence linguistique, l’intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l’intelligence intrapersonnelle, l’intelligence corporelle kinesthésique, l’intelligence musicale, l’intelligence existentielle, l’intelligence naturaliste et l’intelligence interpersonnelle qui ressemble beaucoup à l’intelligence émotionnelle telle que nous la décrivons maintenant.
Mais concrètement, la première utilisation officielle du terme « intelligence émotionnelle » ne s’est faite qu’une décennie après par deux psychologues nord-américains.
Le concept d’intelligence émotionnelle par Salovey et Mayer
Peter Salovey et Jack Mayer, deux universitaires nord-américains, spécialistes en psychologie, ont conceptualisé pour la première fois l’intelligence émotionnelle dans les années 90, en publiant notamment leurs travaux dans plusieurs revues et journaux scientifiques.
Selon leurs propres mots, l’intelligence émotionnelle est « une forme d’intelligence qui suppose la capacité à contrôler ses sentiments et émotions et ceux des autres, et utiliser cette information pour orienter ses pensées et ses gestes. » Quelques années plus tard, ces deux auteurs ont révisé leur définition en la précisant davantage encore. Ainsi, selon eux, l’intelligence émotionnelle désigne aujourd’hui « la capacité à percevoir l’émotion, à intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre les émotions et à les maîtriser afin de favoriser l’épanouissement personnel » (Mayer & Salovey, 1997).
Ce modèle est donc construit selon quatre branches de compétences que sont :
- la perception, l’évaluation et l’expression des émotions. Selon Salovey et Mayer, tout commence par l’identification de ses propres émotions, mais aussi celles des autres. Lorsque l’individu prend enfin conscience de ses émotions, il peut ensuite les exprimer correctement aux autres ;
- la capacité d’assimilation des émotions. Il s’agit de reconnaître celles qui influent le plus sur le processus réflexif. En distinguant ses émotions, on peut ainsi mieux orienter ses pensées ;
- la compréhension des émotions. La troisième phase retranscrit l’habileté à comprendre des émotions complexes, comme lorsque l’on éprouve en même temps du dégoût et de la fascination pour quelqu’un ou quelque chose. Mais il s’agit aussi de la capacité à détecter la transition entre ces deux émotions ;
- la capacité à gérer ses émotions. La dernière étape consiste à arbitrer entre plusieurs émotions, en diminuant les plus négatives notamment.
Le modèle de GOLEMAN
Daniel Goleman, docteur en psychologie clinique et en développement personnel, popularise le concept dans son livre Emotional Intelligence paru en 1995 — livre qui par ailleurs a été vendu à plus de 5 millions d’exemplaires. Cet ouvrage, devenu depuis une référence en la matière, reprend la plupart des travaux de l’époque — notamment ceux de Salovey et Mayer — et évoque en plus de nombreuses recherches concernant les relations qu’entretiennent les émotions avec le cerveau et les comportements sociaux.
Ainsi, le modèle proposé par Goleman a été adapté au contexte de la vie au travail et se compose de 25 compétences émotionnelles qui s’articulent autour de cinq facteurs :
- La conscience de soi. Il s’agit de comprendre et de reconnaître ses humeurs et émotions, ainsi que les effets qu’ont celles-ci sur les autres. Pour ce faire, il faut savoir surveiller et analyser son état émotionnel (identifier et nommer ses émotions notamment). Parmi les compétences émotionnelles liées à la conscience de soi, on retrouve l’auto-évaluation et la confiance en soi ;
- L’autorégulation ou la maîtrise de soi. L’autorégulation c’est la capacité à contrôler ses pulsions et émotions néfastes, de sorte à favoriser les moments de réflexion plutôt que des actions soudaines non contrôlées. Dans son livre, Goleman dit que « pour se sentir bien, il faut, non pas éviter tous les sentiments pénibles, mais contenir les émotions orageuses qui finissent par mobiliser continuellement l’esprit. » Parmi les compétences émotionnelles liées à la maîtrise de soi, on retrouve la fiabilité, l’adaptabilité, la conscience professionnelle, entre autres ;
- La motivation. Cela concerne les motivations internes — en dehors des motivations purement financières. Ce peut être le plaisir d’accomplir une tâche, l’envie de se dépasser, la curiosité d’apprendre et de poursuivre des objectifs avec vigueur, et ce, quelles que soient les conditions. Parmi les compétences émotionnelles liées à la motivation, on retrouve l’exigence de la perfection, l’engagement, l’optimisme et l’esprit d’initiative ;
- L’empathie. Faire preuve d’empathie nécessite une bonne compréhension de la structure émotionnelle des autres. Mais plus que les comprendre, il s’agit de savoir s’adapter à chacun en fonction des réactions émotionnelles potentielles, ce qui requiert une certaine habileté. Parmi les compétences émotionnelles liées à l’empathie, on retrouve l’enrichissement des autres, la passion du service ;
- Les compétences sociales ou aptitudes sociales. C’est l’ensemble des compétences faisant appel à la gestion des relations et à la construction de réseaux. Parmi les compétences émotionnelles liées aux aptitudes sociales, on retrouve le leadership, la communication, la capacité à mobiliser une équipe, etc.
Pour Goleman, toutes ces compétences précédemment énumérées ne sont pas innées. Elles s’acquièrent avec le temps et se développent. « En un sens, nous avons deux cerveaux, deux esprits et deux formes d’intelligence : l’intelligence rationnelle et l’intelligence émotionnelle. La façon dont nous conduisons notre vie est déterminée par les deux. L’intelligence émotionnelle importe autant que le quotient intellectuel. En réalité, sans elle, l’intellect ne peut fonctionner correctement », nous explique Daniel Goleman.
D’autres modèles ont par la suite été conceptualisés, notamment celui de Bar-On…
Comment mesurer l’intelligence émotionnelle ?
Outre la difficulté à bien délimiter l’intelligence émotionnelle, la mesurer est tout aussi difficile. À ce sujet, plusieurs approches ont été formulées :
- l’approche autoévaluative par le biais d’un questionnaire — plusieurs auteurs ont contribué à celle-ci, dont Bar-On, Mayer et Salovey, Schutte & collab. ;
- l’approche à 360° qui permet de se faire évaluer par d’autres personnes, notamment des supérieurs hiérarchiques ;
- l’approche basée sur les performances qui se focalise sur le bon accomplissement de tâches.
Parmi toutes ces approches, celle créée par Schutte semble faire l’unanimité. Il s’agit d’un questionnaire (basé sur des études scientifiques validées) d’une trentaine d’items largement inspirés des travaux de Salovey et Mayer.
Pourquoi l’intelligence émotionnelle est-elle importante ?
Plusieurs auteurs ont émis l’idée que l’intelligence émotionnelle avait des incidences positives dans le cadre de la gestion du changement, de la gestion des équipes, de l’adaptabilité en milieu professionnel, etc.
En parallèle, de nombreuses études (Wong et Law, 2002 ; Bonnefous, 2009…) ont montré des résultats positifs de l’intelligence émotionnelle sur la performance au travail. Et bien plus que cela encore, des cadres intermédiaires (cadres dirigeants, responsables d’agences, etc.) dotés d’une forte intelligence émotionnelle seraient en mesure d’impacter directement la performance de leurs collaborateurs. En revanche, si les effets de l’IE sur la performance au travail ont bien été démontrés, aucune étude empirique ne révèle les effets de l’intelligence émotionnelle sur les aspects décisionnels…
Mais quoi que les études nous disent, l’intelligence émotionnelle est vue aujourd’hui comme un agrégat de compétences et de comportements positifs qui profitent à tout le monde, tant à l’individu qu’à l’entreprise puisqu’à elle seule, elle permettrait de réduire drastiquement les effets négatifs du stress, de limiter les conflits internes, d’améliorer la performance au travail, de réduire l’absentéisme, d’impliquer durablement les employés, de tisser de meilleures relations sociales… C’est pourquoi elle est tant recherchée en entreprise, car elle bénéficie d’un champ d’application très large directement applicable dans le milieu professionnel.